“Le Silence des Cadres” : enquête sur la solitude des cols blancs

Manque de reconnaissance, management en berne, travail intellectuel peu satisfaisant...Le sociologue Denis Monneuse a enquêté sur le malaise des cols blancs.

Ce mal-être des cadres est une constante, quel nouvel éclairage apporte votre livre, Le silence des cadres ?

Denis Monneuse : Le premier éclairage, c’est de mieux définir ce qu’on entend par malaise des cadres. La première fois qu’on en a parlé, c’était en 1947, mais la notion n’avait jamais été définie précisément. J’ai identifié trois types de malaises. Le premier, c’est un malaise identitaire lié à la baisse de prestige. Le nombre de cadres a beaucoup augmenté, notamment depuis les années 1980 : ils sont deux fois plus nombreux. Le deuxième malaise, c’est un sentiment d’injustice ou d’iniquité quand ils comparent leur contribution à leur rétribution financière et symbolique.

La dépréciation symbolique se manifeste par exemple par le fait que certains passent d’un bureau individuel à un open space. Aussi, les assistantes de direction sont maintenant réservées aux très hauts postes, du coup, les cadres récupèrent beaucoup de tâches administratives. Enfin, le troisième malaise correspond à un mal-être personnel : le cadre va avoir du mal à saisir le sens de son travail, et cela peut déboucher sur un conflit entre ses valeurs personnelles et ce que demande son entreprise.

Le silence des cadresVous insistez sur l’isolement du cadre, tant vis-à-vis des non-cadres que des hautes instances dirigeantes. D’un côté, il ne peut pas se plaindre, de l’autre, il ne se sent pas écouté… Est-ce en partie pour cela qu’il se résout au silence ? 

Denis Monneuse : Oui, les cadres souffrent d’une solitude intellectuelle, d’un manque de soutien de leur hiérarchie, d’un manque de solidarité avec les autres collègues cadres. Ils sont gérés de façon très individualisée par les entreprises et sont en concurrence pour monter dans la hiérarchie. Toute hésitation exprimée à haute voix pourrait être perçue comme un manque de compétences ou d’assurance. Cela contribue à les faire se renfermer sur eux-mêmes, et à donner l’impression que tout va bien même si ce n’est pas le cas.

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Vis-à-vis du DG justement, le manque de transparence semble être un problème majeur, tout comme l’écart de salaire mirobolant. Les cadres souffrent-ils d’un manque de reconnaissance ?

Denis Monneuse : Les cadres ne parlent jamais du malaise des cadres, mais ce qui revient souvent, c’est le manque de reconnaissance. Le sentiment de manque de reconnaissance financière par rapport au Directeur général augmente avec la médiatisation des salaires des grands patrons. Les cadres vont aussi se comparer à ceux qui sont en dessous, et vont voir que leur salaire horaire est souvent faible. Ils travaillent deux fois plus qu’un employé ou un technicien, mais ne gagnent pas deux fois plus à cause du forfait jour. Or, les cadres ne sont pas censés compter leurs heures. D’un point de vue symbolique, la définition du cadre en 1930, c’était celle du cadre dirigeant, totalement autonome, qui participait à l’élaboration de la stratégie de l‘entreprise et était proche des instances de direction. Aujourd’hui, la réalité est totalement différente.

De nombreux témoignages décrivent un N+1 qui ne sert strictement à rien. Y a-t-il trop de managers dans les entreprises ?

Denis Monneuse : Non, il n’y a pas trop de managers. Le problème, c’est plutôt l’éloignement entre le manager et le managé. Les cadres ressentent un décalage entre le discours de l’entreprise et ce qu’ils vivent. La charte de management aujourd’hui exige qu’un manager soit proche et à l’écoute, mais les cadres ont l’impression que cela ne vaut pas pour eux. Ils ont l’impression de faire les frais du « management Excel » qui se cantonne à comparer des chiffres en début et fin d’année. Les cadres souhaiteraient plus d’accompagnement pour pouvoir progresser, apprendre, et avoir une relation plus proche avec leur propre N+1.

L’un des autres points noirs semble être la pauvreté du travail intellectuel, avec l’attribution des tâches les plus intéressantes à des consultants externes. PowerPoint, réunions incessantes, reporting… Le process à outrance nuit-il à la créativité des salariés ? 

Denis Monneuse : Il y a en effet un décalage entre les annonces, où l’on met en avant la personnalité, l’audace, la créativité, et la vraie vie en entreprise où dès que l’on sort du moule, on risque d’être mal vu. Il existe un vrai sentiment de déclassement entre le niveau d’études où l’on exigeait de savoir écrire et réfléchir, et puis le travail au quotidien du cadre, où ce qui compte est la rapidité et l’application de la procédure, même si elle n’est pas pertinente. Il y a donc un fort sentiment de perte d’autonomie.

Dans les entreprises, le faire-savoir prime sur le savoir-faire. Le travail, l’honnêteté, la persévérance… Ces valeurs ont-elles encore leur place dans le monde du travail ?

Denis Monneuse : Il y a un sentiment de fausse promesse entre le discours officiel qui parle de processus d’évaluation objectifs pour valoriser la performance, ou de comportements valorisés en entreprise, et la réalité. On vend aux salariés un fonctionnement méritocratique alors qu’en fait, ce qui fait monter les gens, c’est le réseau interne.

Denis Monneuse

Et qu’en est-il de la situation des femmes cadres ?

Denis Monneuse : Globalement, les femmes sont plus insatisfaites que les hommes. On peut l’expliquer par une certaine frustration en termes de carrière, et la difficulté à équilibrer vie pro et vie privée, du fait de l’inégalité du partage des tâches. Symboliquement, certains postes qui demandent beaucoup de déplacements ne vont pas être attribués à une femme. Chez les femmes managers, beaucoup retravaillent le soir quand les enfants sont couchés. L’explosion des divorces joue aussi un rôle. C’est plus dur car il va y avoir une perte de pouvoir d’achat, et pour s’occuper des enfants, cela n’est pas évident. La garde alternée peut être une solution intéressante pour les femmes qui ont un travail très prenant.

Quelles sont les solutions majeures que vous préconisez pour améliorer leur situation ? 

Denis Monneuse : Au sein de l’entreprise, j’invite les dirigeants à chouchouter leurs cadres car ils ont le sentiment d’être les grands oubliés des RH, et notamment des politiques de prévention du stress au travail qui ne semblent pas s’appliquer à eux. Un manager moins stressé sera plus à même d’instaurer une bonne qualité de vie pour ses collaborateurs. Les dirigeants devraient être plus à l’écoute. Plus pragmatiquement, je suis pour le développement de services de conciergerie qui permettent de les décharger des tâches domestiques, même si au final, c’est pour passer plus de temps au travail.

Je suis aussi pour le développement du télétravail. Il y a une vraie demande pour un ou deux jours par semaine, mais en France, il existe de nombreux freins culturels avec cette idée que si on n’est pas au bureau, on ne travaille pas ou on ne peut pas surveiller ses équipes. Mais les cadres sont très demandeurs car cela leur permettrait de prendre du recul sur leur profession.

D’un point de vue sociétal, j’appelle à supprimer le statut de cadre et à le remplacer par un statut de manager avec des droits et devoirs spécifiques qui seraient à définir, notamment par rapport aux questions de confidentialité, ou au droit d’alerte relatif à des pratiques abusives. L’une de mes propositions, c’est également de créer un Ordre du management qui serait un lieu d’échanges et éventuellement de parrainage, en dehors de l‘entreprise, pour libérer la parole des cadres.

Denis Monneuse est sociologue à l’IAE de Paris et directeur du cabinet de conseil Poil à Gratter, qui apporte un regard critique au manager.

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