« L’IA change tout, pour tous » : le cri d’alarme d’un expert

intelligence artificielle

Vice-président Cognitive-Solution au sein d’IBM, Jean-Philippe Desbiolles a plus de dix ans d’expérience dans le domaine de l’IA entre New-York, Singapour et Paris. Dans son livre « L’IA sera ce que tu en feras » (Editions Dunod), il nous exhorte à passer à l’action afin de nous approprier cette révolution et faire entendre la voix de l’Europe.

Vous en êtes convaincu : plus qu’aucune autre révolution, l’IA va tous nous impacter, du cadre sup au boulanger ?

Jean-Philippe Desbiolles : L’IA change tout pour tous, parce qu’il s’agit d’une révolution humaine. Elle est structurelle, c’est un cycle long. C’est un piège de penser que seules les professions très intellectuelles vont être touchées. Par exemple, un boulanger sera augmenté par la machine qui lui dira si son pain est suffisamment cuit, lui recommandera quelle farine utiliser, indiquera si une pièce de son four est défectueuse, l’aidera à la réparer… L’univers du food est donc impliqué, au même titre que la santé, la banque, les assurances…

Aux Etats-Unis, j’ai notamment travaillé avec un chef cuisinier qui se servait de Watson (l’intelligence artificielle d’IBM, ndlr), pour créer de nouvelles recettes innovantes. Mais il faut tout de suite souligner que le chef avait passé beaucoup de temps à entraîner la machine. Car j’aimerais aussi faire voler en éclat un autre mythe. L’intelligence artificielle n’a rien de magique, elle est très chronophage. Elle requière une intense collaboration entre l’homme et la machine notamment dans le processus d’apprentissage et de supervision des systèmes. 

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Vous abordez d’ailleurs l’IA sous un angle très humain, persuadé qu’elle peut nous aider à redonner du sens au travail, à condition qu’on ne fasse pas la course avec la machine ?

Jean-Philippe Desbiolles : Avant de rentrer en France il y a 4 ans, j’ai vécu à New-York et à Singapour. Et ce qui m’a frappé ici, c’est que l’on parle beaucoup de datascience, d’algorithmes, de mathématiques, de modèles prédictifs. Alors que l’IA est un sujet éminemment humain, qui appartient aux sciences cognitives. C’est pour cela que je parle des six sens de l’IA dans l’un des chapitres. On pense que l’IA est un sujet technologique alors qu’il s’agit d’abord d’une problématique d’accompagnement au changement, d’appropriation par la femme et l’homme de nouveaux modes de collaboration avec la machine.

Avec ou sans l’IA, l’être humain est aujourd’hui dans une position de rupture. En un clic, les clients finaux, qui sont devenus super dominants, ont accès à des milliards de d’information. Dans le même temps, les entreprises demandent toujours plus de résultats à leurs salariés et le portefeuille de produits et services ne cesse d’augmenter. C’est ce que j’appelle « l’étau relationnel » entre deux forces contradictoires. Or, l’omniscience n’existe pas. Entre les deux, des millions de travailleurs sont pressurisés, comme ceux qui occupent des positions commerciales, et ne peuvent plus apporter de valeur ajoutée.

Comment l’IA peut desserrer cet étau ?

Jean-Philippe Desbiolles : La collaboration avec la machine va augmenter l’humain en lui fournissant la bonne information au bon moment dans le bon contexte, et ainsi lui donner des recommandations qu’il décidera de suivre ou non pour interagir avec les clients finaux. L’être humain reste maitre de la décision mais il est assisté, aidé par un système « intelligent ». Mon postulat est que nous devons embrasser pleinement l’intelligence artificielle : stop aux débats de théoriciens, place à la pratique !

Pour cela, nous devons adopter des stratégies de conduite du changement. Le problème est que le système éducatif français ne nous y prépare pas en mettant le paquet sur les hard skills, qui sont certes importants. Mais plutôt en délaissant les soft skills que sont l’esprit critique, la collaboration, le jugement, le travail d’équipe ou encore l’empathie. Nous devons rééquilibrer ce système éducatif afin de pouvoir exploiter pleinement l’IA.

L’IA n’est donc clairement pas la chasse gardée des mathématiciens et développeurs ?

Jean-Philippe Desbiolles : Non ! Plus que jamais, nous avons besoin de sociologues, de spécialistes de la sémantique, de psychologues… Car l’IA mêle le langage, la voix, la reconnaissance visuelle, l’empathie, la gestion des savoirs, les raisonnements complexes… Personnellement, mon équipe n’a jamais été aussi pluridisciplinaire. C’est essentiel pour superviser ces systèmes qui ne sont pas que des projets technologiques. Il faut d’ailleurs être très vigilants sur le choix des sachants qui vont entraîner la machine et lui apprendre à bien se comporter. Ces derniers doivent être représentatifs de la diversité de la société afin d’éviter les biais.  Soyons donc inclusifs !

Contrairement au code, vous insistez sur le fait que l’IA est une intelligence apprenante qui nous fait entrer dans une ère de cycles d’améliorations constantes…

Jean-Philippe Desbiolles : C’est pour cela que j’insiste sur l’importance de la formation continue. Aujourd’hui, on pense qu’un individu sorti d’une grande école de commerce va être au parfum toute sa carrière. Alors que ce qu’il apprend devient has been en 5 ans. Seuls les soft skills peuvent nous apprendre à être agiles et adaptables.

Parce qu’elle nous demande d’être agiles, l’IA nous pousse donc hors de notre zone de confort ?

Jean-Philippe Desbiolles : Effectivement, l’IA nous met dans des zones d’inconfort car elle n’a pas de zone de confort. Elle est entraînée et formée par des sachants et peut ingérer un savoir illimité. Ce qui la conduit à émettre des préconisations de façon probabiliste, sans jugement de valeur. L’IA nous mène vers des pistes auxquelles nous n’aurions jamais pensé. À nous ensuite de savoir ce que nous voulons en faire, comme par exemple un médecin qui suivrait ou non des préconisations de traitement. Pour ma part, je pense que l’IA va nous stimuler intellectuellement.

En ce sens, pensez-vous que l’IA soit créative ?

Jean-Philippe Desbiolles : Pour moi, le créateur est un individu à la sensibilité exacerbée qui est capable de détecter des choses dans son environnement qui sont invisibles pour les autres. Si l’on prend l’exemple de l’expérience où l’on a demandé à une IA d’analyser les travaux de Rembrandt pour créer une œuvre originale dans son style. Je pense que oui, on peut parler de créativité de l’intelligence artificielle car il y a un acte de transformation. Tous les artistes s’inspirent les uns des autres. L’IA est humaine et s’inspire donc des travaux des autres. L’IA a les capacités mais aussi les biais de l’homme. Elle est en quelque sorte notre reflet…

Ce livre, c’est aussi un cri lancé à l’Europe, afin qu’elle ne sorte pas de la course…

 Jean-Philippe Desbiolles : Je travaille pour la Commission Européenne et une chose est certaine : il faut cesser de légiférer systématiquement et encourager l’écosystème en investissant car nous sommes ici face à une révolution structurelle et non pas conjoncturelle. Ne laissons pas les USA et la Chine nous distancer !

C’est d’autant plus essentiel que l’IA véhicule nos valeurs. L’IA ne doit pas non plus être l’apanage des grands groupes : aujourd’hui, il existe de nombreux outils et plateformes en open source, la démocratisation de l’intelligence artificielle est bien en marche. Nous sommes face à une révolution et non une évolution. Cessons les Proof of Concept (POC) et autres expérimentations (XP). Nous n’avons plus le temps pour cela : il faut désormais passer à l’action et industrialiser ! Tout en n’omettant jamais que l’humain doit demeurer au centre de tout, ce n’est que comme cela que nous pourrons créer une boucle vertueuse.

Paulina  Jonquères d’Oriola

 

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