Histoire de Leila Mustapha, co-maire de Raqqa en Syrie

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Une femme, kurde, co-maire de Raqqa ( Syrie) à seulement 32 ans, c'est le destin exceptionnel de Leila Mustapha raconté par Marine de Tilly dans La Femme, la vie, la liberté ( ed Stock). Rencontre.

Qu’est ce qui vous a donné envie d’écrire sur Leila Mustapha ? Comment est né ce livre ?

Du hasard d’une rencontre, d’un pari, du (grand) besoin, après avoir tant rapporté à quel point Daesh avait défiguré l’humanité, de donner la parole à ceux qui tentent, héroïquement, de lui redonner un nouveau visage. Je travaillais pas mal dans la région mais je ne connaissais pas Leïla. Un ami (qui dirige une ONG très présente sur ce terrain) l’a rencontrée brièvement lors d’une mission à Raqqa. De retour en France, il m’a mise sur sa piste, convaincu – à raison- que cette fille avait du cran. Leila Mustapha

J’ai donc enquêté et pour être honnête, beaucoup ramé avant de lui mette la main dessus. Leïla est une femme pressée, passionnée, hyper-occupée, toute entière dévouée à la reconstruction de son peuple et de sa ville. Au mois de décembre (2018), j’ai appris qu’elle suivait une délégation kurde en visite à Bruxelles. Je me suis débrouillée pour « l’exfiltrer » 24 heures à Paris. Je l’ai rencontrée, observée, écoutée, j’aurais pu l’engloutir. Dans la foulée, elle a vu notre éditeur, Manuel Carcassonne, qui immédiatement, a cru en elle.

Le soir-même, on signait le contrat et un mois plus tard, je la retrouvais à Raqqa. Tout s’est fait très vite, c’était un drôle de pari, mais nous avions tous la conviction que cette fille n’était pas exactement comme les autres. Personne ne s’est trompé. Si elle avait pu être avec nous pour faire « la promo » du livre – ce qui a été finalement trop compliqué, voire dangereux pour elle- je suis sûre qu’il vous aurait fallu moins de cinq minutes pour saisir vous aussi sa puissance intérieure. La « saisir » est évident, assez premier, une affaire d’instinct. La comprendre en revanche, la raconter, la décrypter, prit plus de temps.

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Leïla Mustapha, livre

Comment a-t-elle grandi ? 

« On demande aux fleurs : Pourquoi êtes-vous si belles ? A cause de mes amis, et aussi de mes ennemis » dit le proverbe Kurde. Leïla est l’une de ces fleurs. Une femme kurde née dans une ville très à large majorité arabe, au Nord-Est non pas de la « Syrie » comme on la nomme communément, mais de la « République arabe Syrienne », comme il l’est inscrit sur sa Constitution. Toute l’histoire de sa vie, de ses courages et de ses combats se résume à cela : comment être une femme kurde dans un pays patriarcal – c’est peu dire- arabe. A cette question, imposée par 40 de Baassisme et de panarabisme offensif (la famille Assad arrive en 70 au pouvoir), il faudra bientôt ajouter 10 ans de guerre et pour Raqqa, 4 ans de califat. Leila Mustapha

Leïla est née à l’aube d’un déluge. Dans un monde fragmenté mais dans une famille unie et ouverte, issue de la minorité, mais qui n’avait rien contre la majorité (contre son principe, bien sur, mais pas contre les gens). Ses parents ne la punissaient pas, ses frères et sœurs étaient d’incomparables alliés, elle était une excellente élève, ses voisins (arabes) étaient chaleureux, elle avait de bons amis et un Dieu dont la Miséricorde éclairait sa tête et ses yeux comme elle le dit souvent. Dans l’anti-chambre du chaos, la paix l’habitait et elle habitait la paix. Leila Mustapha

Comment est née sa volonté de s’engager politiquement ?

Avant la guerre, Leïla était une étudiante silencieuse et discrète. « Juste » une femme, comme la moitié de l’humanité. Musulmane, comme la majorité de ceux de son pays, et kurde, comme une minorité d’entre eux. Une femme kurde dans l’enfer de la Syrie. Mais même aux heures les plus odieuses du régime, assombries par celles, plus noires encore, de la tyrannie islamique, elle a toujours été convaincue qu’il n’y avait pas que la dictature contre le califat, les hommes contre les femmes, la majorité contre les minorités, les Kurdes contre les Arabes.

Elle croyait que même dans la pierre la plus dure, il y avait des fissures et que c’était par elle que la lumière pouvait -et devait passer. « Il ne s’agissait pas là d’espoir ou d’espérance » me répétait-elle, pas plus qu’il ne s’agissait de romantisme ou d’utopie : il s’agissait de réalité. Une démocratie était possible, ici, chez elle, maintenant. Elle voulait s’engager, bâtir, ne pas mourir, pour elle il était venu, le temps « où le risque de rester à l’étroit dans un bourgeon était plus douloureux que le risque d’éclore » comme disait Anaïs Nin. Leila Mustapha

Mais elle ne savait pas comment, il lui manquait le déclenchement. En 2015, elle rencontre Omar Allouche, un kurde de Kobané, un homme de paix, grand artisan du rapprochement arabo-kurde. Comme elle, Omar croyait que vivre, ici, maintenant, avait un sens, et qu’il n’était ni trop tôt ni trop tard. Il croyait que cette vie n’irait plus sans grands pardons, petites amnésies et forte volonté. Il croyait que la réalité ne naissait que dans les rêves et que les rêves résistaient à la mort. Il croyait que l’aventure la plus prodigieuse était notre propre vie et que cette vie était à notre taille.

Il croyait que chacun de nous pouvait changer les choses, que chaque action, même insignifiante, faite avec respect et intelligence, faisait la grandeur des hommes…., et des femmes. Et il croyait en elle, Leïla. Omar ne l’a pas façonnée, il l’a « accouchée ».

Co maire de Raqqa à seulement 32 ans, comment a t-elle vaincu les hostilités masculine dans une société qui reste très patriarcale ? 

Leïla n’a aucune ambition politique, ni à grande ni à petite échelle. Ce n’est pas une combattante, elle n’a jamais connu le front. Ce n’est pas une militante, elle ne se dit d’aucun parti. Elle n’a pas fait la guerre, elle tente juste de faire la paix. C’est en elle, c’est elle. Elle a la fraternité chevillée au cœur, l’espoir vissé à l’âme, l’oreille des chefs de tribus arabes comme celle des Kurdes, elle connaît les syriens, les hommes, les femmes, l’artisan du coin comme le général 4 étoiles, la bergère comme la veuve de l’émir, elle aime son peuple et la Syrie.

« Sa » démocratie, elle y croit comme à la vie.  C’est une enfant du pays, une fille de contact et de terrain, qui serre des mains, boit des thés toute la journée sous les tentes des déplacés, écoute, embrasse, pleure, secoue, bouscule ou mène des réunions devant 80 hommes avec la même autorité bienveillante. C’est une intellectuelle, aussi, qui lit, écoute, prie, observe longtemps avant de décider. Leila Mustapha

Bien sûr, la situation est loin d’être réglée, son système loin d’être parfait, mais elle parvient à fédérer des ennemis irréconciables, à décomplexer les un(e)s et remettre les autres à leur place, sa sincérité est désarmante, c’est ça, son arme fatale ; elle est crédible, elle fait taire tous les cynismes. Ca fait maintenant 4 ans qu’elle est à la tête de Raqqa, 4 ans qu’elle est chaque année reconduite dans ses fonctions (on ne peut pas en dire autant de son co-maire qui lui, a changé 6 fois de visage !). Leila Mustapha

Comment vivent les femmes aujourd’hui à Raqqa ?

J’aimerai vous montrer les photos que j’ai prises au mois de mars, lors de mon dernier voyage à Raqqa, juste avant le confinement. On y voit, par exemple, deux  jeunes filles (voilées, en noir) faire des selfies sur la place Naïm. Ca a l’air banal… , c’est hallucinant. Avant le carnage, cette place était le symbole de Raqqa, son centre, son cœur. Les habitants l’appelaient « Place Naïm » à cause du glacier qui s’y était installé dans les années 80 mais en réalité, elle s’appelait la « Place de sept fontaines ».

Aux pires heures du califat, les Raqqaouis l’avaient rebaptisée « Le rond-point de la mort ». Décapitations, crucifixions, lapidations, flagellations, amputations, expositions, vente d’esclaves…, tout ce que Daesh avait fait de pire, il l’avait fait ici, sur cette place. Le lendemain de la libération, c’est là que Leïla et les combattantes YPJ – dont le cri de ralliement a donné son titre au livre (« La femme, la vie, la liberté », «  Jin, Jihan, Azedi » en Kurde)- avaient choisi de fêter la victoire. Aujourd’hui, la place s’appelle la « Place de la Liberté ».

C’est la première chose que Leïla a accompli en rentrant à Raqqa, son premier chantier. Juste à côté de ces deux jeunes geeks, j’ai longtemps discuté et photographié des mères qui mangeaient des glaces avec leurs grappes d’enfants (car Naïm est revenu !). L’une d’entre elle a même fumé une petite clope avec moi. Encore une fois, il est difficile de dire ce qui vous traverse devant de telles scènes, quotidiennes dans la majeure partie du monde, si fortes et symboliques dans l’ex-capitale du califat.

Il y a 4 ans, ici, aucune de ces jeunes filles ou de ces femmes n’auraient pu sortir sans frère ou mari. Si un trait de khôl ou un effluve de parfum – ou pire, de cigarette- s’était échappé de leur niqab, c’aurait été la punition immédiate et publique. Leila Mustapha

Bien sur, le travail n’est pas du tout terminé. Comme la ville, physiquement, dont la dévastation rappelle les images de Stalingrad ou de Berlin, les femmes de Raqqa ont été volées, violées, niées, piétinées, frappées, vendues, humiliées, traumatisées. Si certaines d’entre elles, comme Leïla, ont eu la force et le courage d’émerger de l’horreur, tous les voiles ne tomberont pas du jour au lendemain. C’est long, quand on a vécu comme un insecte pris dans les mâchoires du diable, de se souvenir de la vie. Mais ces femmes qui ne le savent pas toujours sont l’avenir de Raqqa. L’essence-même, l’incarnation, et la caution de la victoire fragile du monde sur la plus odieuse barbarie du XXI ème siècle. Leila Mustapha

Comment se reconstruit la ville, quelles sont ses priorités ? 

D’abord, il y a eu les mines. La libération de Raqqa, le 17 octobre 2017, à l’issue de l’opération « colère de l’Euphrate » qui a duré 134 jours, menée conjointement par les forces alliées occidentales et les FDS (Forces Démocratiques Syriennes, une alliance arabo-kurde, le pendant militaire de ce que Leïla est en train de mettre en place), n’était que le début du courage. « Si nous quittons un jour la capitale exemplaire, disait le dernier communiqué de l’EI, soyez sûrs que vous ne connaîtrez pas de répit. Pendant des années, nos mines seront votre pire cauchemar. »

Réputés pour produire à une échelle industrielle des engins explosifs très sophistiqués, de la mine bricolée à la bombe à retardement avec détecteur de mouvement, les djihadistes en avaient méthodiquement dissimulé dans tous les plis de sa capitale du malheur. Dans les lieux « stratégiques » bien sûr, là où ils savaient qu’il faudrait retourner rapidement (les réservoirs d’eau, les centres administratifs, les hôpitaux, les écoles) mais aussi partout et n’importe où, au gré de leur furie macabre – une porte, un bidon d’huile, une canette de soda, le Coran, une télévision, une peluche, le frigidaire de la maison. Leila Mustapha

Marcher librement dans les rues était extrêmement dangereux, rentrer chez soi inconscient, et traîner dans les ruines carrément suicidaire. Or, il se trouvait que c’était précisément ce que faisaient les gens normalement constitués de retour dans leur ville après des mois ou des années d’exil. Il fallut plus de 6 mois aux équipes de déminage de Leïla pour venir à bout des milliers de mines disséminées dans la ville. Leila Mustapha

Et puis il fallut s’attaquer aux deux millions de tonnes de déchets et de débris, aux canalisations, aux ponts Mansura et Kornish, qui enjambaient l’Euphrate au sud et avait été dynamités par l’Etat, reconstruire les bâtiments municipaux, la mairie bien sûr, les mosquées et l’église arménienne – chère à Leïla, et les écoles qui souvent avaient été utilisées comme postes de commandement de Daesh.

Aujourd’hui, les axes principaux sont dégagés (et même parfois éclairés), l’eau coule aux robinets, des hommes font des footings sur la piste d’athlétisme du « stade noir » (le centre d’interrogation, de détention et de torture du califat) où des match de foot (« haram » sous Daesh) sont de nouveau organisés. Dans les écoles du centre, les enfants apprennent leurs leçons en arabe, en kurde et en syriaque, les hôpitaux accueillent de nouveaux docteurs et patients (pour l’instant, peu de cas de Covid), les fours et les pharmacies tournent à plein tube et même criblés d’impacts, les transports en commun, comme les célèbres taxis jaunes syriens (plutôt doués d’ailleurs dans l’art nouveau du contournement de gravats), ont repris du service.

Marine de Tilly

Comment voit-elle l’avenir après le retrait américain , l’alliance avec l’armée syrienne et la menace turque ? 

Hélas…, assumer ses responsabilités morales et respecter la parole donnée aux Kurdes du Nord-Est syrien n’est apparemment pas au cahier des charges de leurs « alliés » d’hier, ceux – Américains et européens- qui pourtant les ont aidés à combattre et à vaincre l’EI, mais qui les ont abandonnés en octobre en quittant la frontière et en les laissant seuls face aux chars d’Erdogan. Du côté d’Assad (et donc, de Poutine), de douloureuses, laborieuses mais salutaires négociations sont en cours.

En ce qui concerne l’EI, il profite bien sur largement de toutes ces incertitudes pour planter dès qu’il en a l’occasion les deux seuls seules choses qui l’anime, la haine et la mort. Leïla quant à elle est ciblée de tous les côtés, la paix rapportant bien moins que la guerre. Dans ces conditions, l’avenir est incertain, les victoires fragiles, les ennemis de la liberté nombreux, planqués comme de la vermine dans les ruines et prêts à en surgir à la moindre occasion. Mais c’est un fait : en 4 ans, le Conseil Civil de Raqqa que dirige Leïla a sorti du néant 17 hôpitaux et centres de santé, 224 pharmacies, 92 cabinets de médecins, 10 points de santé spécialisés, 1 banque du sang et 5 centres de radios.

Dans la plupart des secteurs, notamment agricoles et de l’industrie, les salaires sont plus élevés à Raqqa que dans les zones reprises par le Régime. Entre les communautés kurde et arabe, la confiance grandit. Des alliances que l’on croyait opportunistes ou circonstancielles se révèlent inébranlables. Notamment du côté de l’armée où, après avoir combattu côte à côte pendant des mois, les combattants arabes et leurs camarades kurdes ont tissé des liens solides. Je ne peux répondre pour elle mais de tout cela, je peux témoigner. Ce qu’a accompli Leïla, avec tous les Raqqaouis, pendant et après cette guerre est inouï.

Son histoire n’est ni un conte épique ni un scénario de film américain qui opposerait, d’un côté des femmes courageuses, souriantes et pleines d’espoir et de l’autre des bêtes fascistes qui bâtissent leur empire obscur sur la destruction. Elle est d’un pays où depuis 5000 ans, les femmes n’ont pas eu le droit d’exister, et d’un peuple nié dont l’histoire n’a jamais été écrite. Alors oui, je crois que malgré les menaces, elle a le cœur à se battre contre tous ceux qui veulent ou voudront éradiquer son rêve de liberté qui enfin, pour un instant et à quel prix, est sorti de l’indifférence planétaire.

Ce qu’elle vit, que d’aucuns idéalisent ou au contraire ridiculisent, n’est rien d’autre qu’une opportunité de faire progresser l’humanité. Ni Raqqa au plan géographique, ni le système du confédéralisme démocratique (mis en place dans toute la Syrie du Nord-Est) au plan idéologique, ne constituent une vérité absolue ou une réponse à tous les problèmes du monde. Ni l’un ni l’autre ne sont parfaits mais l’un avec l’autre, ils mènent, profondément, loyalement, ce que l’on appelle une révolution.

Propos recueillis par Véronique Forge Karibian

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